Forfait-jours, rappel des basiques : Entre autonomie et contrôle

Il est peu de dire que les forfait-jours ont permis d’imposer un principe de réalité : pour les salariés disposant d’une autonomie effective dans la gestion de leur travail, compter les heures et donc les heures supplémentaires est tout simplement impossible dans les faits. En revanche, compter des jours de travail est bien plus pertinent, simple et pratique pour les entreprises, ce qui explique le succès constant des forfaits jours depuis leur création avec les Lois AUBRY (1998).

Toutefois, mettre en œuvre des forfaits jours pour s’adapter à l’autonomie des salariés concernés suppose la réalisation de conditions incontournables et strictes (1), à charge ensuite pour l’employeur de faire les contrôles nécessaires (2), sauf à se mettre en risque (3), l’adage « la confiance n’exclut pas le contrôle » trouvant ici dans le monde du travail une illustration saisissante.

C’est donc sous le signe de la recherche d’un équilibre entre autonomie et contrôle qu’il faut rappeler les basiques du forfait jours.

  1. Les conditions pour mettre en œuvre les forfaits jours, expression de l’autonomie des salariés concernés :

3 conditions cumulatives sont à remplir :

a. Être « autonome »

Avec un forfait-jours, le salarié n’est plus rémunéré en fonction du nombre d’heures qu’il effectue mais sur la base d’un nombre de jours travaillés sur l’année lui permettant de mener à bien la (les) mission(s) dont il est investi.

Le critère essentiel pour déterminer si un salarié peut être éligible à un forfait jours est celui de « l’autonomie dans l’organisation de son emploi du temps » (article L 3121-58 C.Trav).

La convention collective nationale des vétérinaires praticiens salariés (« la convention annexée » depuis l’accord du 29 mars 2019) précise que si ces derniers sont certes des cadres, ne peuvent bénéficier d’un forfait jours que ceux « qui disposent d’une autonomie dans l’organisation de leur emploi du temps et dont la nature des fonctions ne les conduit pas à suivre l’horaire collectif applicable au sein du cabinet, de la clinique ou du centre hospitalier vétérinaire. » (Article 57 CCN Vétérinaires praticiens salariés).

b. L’existence d’un accord collectif :

Pour que les salariés autonomes puissent bénéficier d’un forfait jours il faut au préalable qu’il existe un accord collectif le prévoyant et qui en fixe les conditions d’accès et les modalités d’exécution.

Pour les salariés vétérinaires et autonomes, cette condition est réalisée puisque la CCN dont ils dépendent prévoit : « Pour les salariés vétérinaires cadres autonomes, en raison de leur autonomie dans l’organisation de leur emploi du temps, un forfait annuel en jours de travail pourra être convenu, sans pouvoir dépasser 216 jours au titre d’une année civile. » (Article 57 CCN Vétérinaires praticiens salariés).

Il convient de noter que cette disposition est plus favorable que la loi qui fixe ce nombre à 218.

Par ailleurs, la CCN prévoit la possibilité de convenir de travailler plus de 216 jours, dans une limite de 235 jours, avec une majoration de rémunération d’au moins 15% pour ces jours supplémentaires.

En revanche, à ce jour, la convention collective nationale des cabinets et cliniques vétérinaires (« la convention CCV ») pour le personnel salarié non vétérinaire ne prévoit pas de forfait jours. Les entreprises concernées doivent donc conclure en leur sein un accord collectif. Cette négociation collective au niveau de l’entreprise est désormais facilitée pour les TPE/PME puisque, sous certaines conditions, il n’est plus forcément nécessaire de disposer de délégués syndicaux.

c. La conclusion d’une convention individuelle de forfait en jours

La seule existence d’un accord collectif ne suffit pas.

Il faut encore conclure avec le salarié concerné une « convention individuelle de forfait en jours » (Article 58 CCN Vétérinaires praticiens salariés).

Il s’agit de s’assurer de l’acquiescement exprès du salarié, certes autonome mais qui, en contrepartie, renonce implicitement à toute heure supplémentaire.

  1. Une autonomie sous contrôle

Depuis plus de 10 ans, le législateur et la jurisprudence n’ont eu de cesse de placer le droit à la sécurité et à la santé du salarié au centre des préoccupations et donc de renforcer les garanties qui doivent entourer le forfait-jours.

En dernier lieu, avec la loi Travail du 8 aout 2016, l’employeur a notamment l’obligation de « s’assurer régulièrement que la charge de travail du salarié est raisonnable et permet une bonne répartition dans le temps de son travail » (Article L. 3121-60 C.Trav), et l’accord collectif doit notamment pour sa part déterminer « les modalités selon lesquelles l’employeur assure l’évaluation et le suivi régulier de la charge de travail du salarié » (Article L 3121-64 II 1° C.Trav).

En dépit des garanties apportées par la loi française, le Comité Européen des Droits Sociaux (CEDS), par une décision du 10 novembre 2021, a considéré que son régime du forfait-jours ne respectait toujours pas la Charte Sociale du Conseil de l’Europe aux motifs notamment d’une absence de limitations légales du durée maximale hebdomadaire de travail autorisée et de dispositions adéquates pour garantir une durée raisonnable de travail.

C’est dans ce contexte que les employeurs de salariés en forfait jours doivent mettre en place des mesures pour s’assurer du caractère raisonnable de la charge de travail.

L’autonomie ne s’assimilant pas à l’indépendance, l’employeur doit mettre en place 3 séries d’actions :

a. Savoir « encadrer » l’autonomie :

Contrairement à un indépendant, le salarié autonome ne l’est que « dans l’organisation de son emploi du temps », pour le reste il reste soumis aux instructions de l’employeur quant à la façon de mener ses missions. « Il est et demeure par ailleurs un salarié subordonné à son employeur tenu par un certain nombre de contraintes (la présence à une réunion par exemple) » (Bernard GAURIAU, La Semaine Juridique Social n°3, 25 janvier 2022).

 

Que l’on parle de « feuilles de route », « d’objectifs », « de responsabilités », « de tâches » etc., l’employeur doit impérativement fixer un cadre à ses salariés même les plus autonomes. En effet, c’est à partir de ce cadre que seront appréciés l’effectivité et donc le caractère raisonnable ou non de la charge de travail et de la durée du travail.

b. Disposer d’un décompte fiable des temps travaillés.

Pour répondre à l’exigence de « durées raisonnables de travail » (Soc 5 Oct.2017 n°16-23.106) et donc pour satisfaire à l’impérieuse obligation de protection de la santé, l’employeur doit vérifier que les salariés en forfait-jours bénéficient (i) de leur temps de repos quotidien (11h) et hebdomadaire (35h) mais aussi (ii) d’une amplitude de journées de travail qui demeure raisonnable.

Le 1er contrôle doit donc porter sur l’effectivité de la prise de repos entre deux sessions de travail.

La CCN des vétérinaires praticiens salariés apporte des précisions à ce titre avec une certaine flexibilité pour répondre aux obligations de service :

Le cadre autonome doit bénéficier d’un temps de repos d’au moins 11 heures pouvant être porté à 9 heures consécutives en cas de circonstances particulières justifiées pour répondre aux obligations de service de la profession en santé animale et en sécurité sanitaire. Il doit bénéficier d’un temps de repos hebdomadaire de 24 heures auquel s’ajoute le repos quotidien. Chaque repos quotidien limité à 9 heures ouvre droit à un repos de 2 heures pris en plus des 11 heures obligatoires dans les deux mois qui suivent le repos dérogatoire. (Article 56 de la CCN)

Attention toutefois au regard de l’orientation actuelle de la jurisprudence : il ne parait pas possible d’exiger au quotidien et en permanence une durée du travail qui serait systématiquement de 13 heures (puisque 11 heures de repos…). Dans cette hypothèse, il y a un fort risque que le juge estime « déraisonnable » la charge de travail.

L’entreprise doit donc avant tout disposer d’une « suivi effectif et régulier » du travail des forfait-jours, et donc des modalités fiables de décompte des temps travaillés par ces derniers.

La CCN prévoit expressément des dispositions à ce titre (Article 58) :

– Un suivi régulier (« un suivi régulier par l’employeur qui veille notamment aux éventuelles surcharges de travail et au respect des durées minimales de repos »).

– Etablissement d’un écrit (« document individuel de suivi des périodes d’activité, des jours de repos et jours de congés (en précisant la qualification du repos : hebdomadaire, congés payés, etc.) qui sera tenu par principe par l’employeur ou à titre exceptionnel par le salarié, en validation avec l’employeur. »)

– Ecrit co-signé (« L’employeur et le salarié signeront chaque mois ce document qui sera conservé dans l’entreprise et dont un exemplaire signé sera remis au salarié »).

– Une vision cumulée des jours de travail et de repos tout au long de l’année (« Ce document individuel de suivi permet un point régulier et cumulé des jours de travail et des jours de repos afin de favoriser la prise de l’ensemble des jours de repos dans le courant de l’exercice »).

c. Être en mesure de remédier rapidement à des situations à risques car « non raisonnables ».

Toutefois, ce suivi ne suffit pas en lui-même, il doit également permettre à « l’employeur de remédier en temps utile à une charge de travail éventuellement incompatible avec une durée raisonnable » (Soc 13 Oct. 2021 n°19-20.561).

C’est à l’entreprise de procéder à la vérification de la charge de travail, sans en laisser ni l’initiative, ni la responsabilité aux seuls salariés concernés.

La CCN prévoit quelques garanties à ce titre (Article 58) :

– Au moins un entretien annuel avec la hiérarchie (« La situation du cadre ayant conclu une convention individuelle de forfait en jours sera examinée lors d’un entretien au moins annuel avec son supérieur hiérarchique »).

– Un entretien avec un ordre du jour précis qui fera donc l’objet d’un compte rendu écrit et co-signé (« Cet entretien portera sur la charge de travail du cadre et l’amplitude de ses journées d’activité, l’organisation du travail dans l’entreprise, l’articulation entre l’activité professionnelle et la vie personnelle et familiale, ainsi que la rémunération du salarié »).

– Un système d’alerte en cas de situation anormale (« En outre, un entretien exceptionnel pourra être tenu à la demande du salarié ou de l’employeur et portera sur les conditions visées ci-dessus »).

Ces différentes mesures à mettre en œuvre au sein du cabinet ou de la clinique doivent être appréhendées avec la plus grande rigueur et le plus grand respect car leur violation mettrait en cause l’obligation de sécurité que l’employeur doit à chacun de ses salariés.

  1. Les risques pour le cabinet ou la clinique de ne pas respecter son obligation de contrôle des salariés en forfait jours :

Un récent arrêt de la Cour de Cassation (Soc 15 Déc.2021 n° 19-18.226) rend exactement compte des risques encourus par l’employeur en faisant à la fois preuve de sévérité mais aussi de mesure :

    1. Une sévérité aux lourdes conséquences financières :

S’il est établi que l’employeur a fait preuve de négligences en ne respectant pas l’accord collectif contenant les mesures destinées à assurer la protection de la santé et de la sécurité des salariés soumis au régime du forfait-jours, la convention individuelle de forfait-jours est frappée « d’inefficacité » (Soc 15 Décembre 2021).

En d’autres termes, en ne procédant à aucun contrôle, ni suivi (pas de décompte des temps, pas d’entretiens, pas de bilan, absence de réponse aux alertes, etc.), le décompte en heures du temps de travail redevient la règle avec pour conséquence des condamnations à des rappel d’heures supplémentaires, donc des rappels de charges sociales, voire en plus une condamnation pour travail dissimulé.

A ces condamnations déjà lourdes, peuvent aussi s’ajouter des dommages et intérêts au titre du préjudice subi en raison du manquement à l’obligation de sécurité.

C’est ce que vient de rappeler la jurisprudence (Soc 2 mars 2022 n°20-16.683) dans une affaire où une entreprise n’avait pris aucune mesure visant à éviter une surcharge de travail pour un médecin du travail.

    1. Une possibilité pour l’employeur de « se racheter » pour l’avenir :

Si sur une période passée, l’employeur a manqué à ses obligations de contrôle, mais qu’à un moment il se reprend et respecte les modalités mises en place dans l’accord collectif, la convention individuelle redevient alors immédiatement efficace.

Consciente qu’une entreprise est un organisme toujours en constante évolution, la jurisprudence, et c’est ici qu’elle fait preuve de mesure, lui donne la possibilité de satisfaire pour l’avenir à ses devoirs avec les avantages et la sécurité qui en découlent.

Conclusion :

Outil de gestion RH qui a fait ses preuves en termes de flexibilité et d’adaptation aux nouvelles façons de travailler (depuis longtemps « un horaire collectif + un lieu unique de travail » ne sont plus la règle unique), le forfait-jours ne doit pas faire oublier aux cabinets et cliniques un principe qui reste à la base du droit du travail : même quelque peu distendu, même confronté à l’indépendance technique qui est celle du vétérinaire diplômé salarié, le lien de subordination, clé de voute d’une organisation hiérarchique, a pour contrepartie la recherche constante de la responsabilité de l’employeur en cas de dysfonctionnement, singulièrement quand il est question de santé et de sécurité.

Pierre-Jacques Castanet

Avocat au Barreau de Paris, Associé

Président de In Extenso Avocats

pierre-jacques.castanet@inextenso-avocats.fr

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2 juillet 2022